Thierry Thomas, vainqueur du prix Goncourt pour sa biographie sur Pratt, raconte son travail et son amitié avec le père de Corto Maltese : "C'était l'homme le plus libre que j'ai jamais connu".


Interview avec Thierry Thomas

Thierry, c’est généralement le contraire, mais vous avez d’abord fait le film « Hugo Pratt, trait pour trait » et ensuite le livre qui porte le même titre. Comment l’idée est-elle née ?

Mon éditrice, Martine Saada, m’avait rendu visite dans la salle de montage de ce film, où elle a découvert une montagne de carnet de notes. Elle m’a demandé le contenu de ces carnets, ce qu’il y avait là de plus que dans le film. Puis, quelques jours plus tard, l’idée lui est venue de développer ces notes pour en faire un livre. Mais sa proposition était assortie d’une autre, car elle a ajouté : « Je voudrais qu’il y ait des parties de ce livre à la première personne, je veux que tu écrives ‘’Je’’… » Elle savait les difficultés que j’éprouve à travailler en me prenant pour sujet, ma défiance envers toute forme d’entreprise autobiographique. Entre autres raisons parce que l’écriture théâtrale compte énormément pour moi, comme une sorte de modèle, et qu’au théâtre, bien sûr, il n’y a de place que pour le « Je » des personnages, non pour celui de l’auteur. Elle devait considérer que c’était un blocage absurde, qui m’interdisait d’écrire véritablement ; elle n’avait pas tort. Toujours est-il que j’ai écrit ce livre en faisant jour après jour l’expérience que je ne pouvais atteindre certaines vérités inédites au sujet de l’art d’Hugo, et partant de lui-même, qu’à la condition d’affronter cet enjeu d’écriture. 

Gagner le prix Goncourt était-il surprenant ?

Mon Dieu oui, j’en suis resté bouche bée. Bien sûr, c’est une reconnaissance de mon travail, mais c’en est une aussi pour l’art d’Hugo et pour l’univers de la bande dessinée. En France, il continue d’exister, quoiqu’on dise, un fossé qui sépare la culture officielle des moyens d’expression populaires, dont la bande dessinée fait évidemment partie. Non pas tellement dans le monde de l’école, de l’université : là, il est vrai que les choses ont changé depuis la fin des années 60 : l’histoire de la bande dessinée et celle de ses grands auteurs est désormais renseignée, documentée, Hugo comme Hergé sont exposés dans les plus prestigieux musées (l’exposition de Lyon, récemment, était une merveille) ; mais dans celui de la littérature, tout simplement. La peinture, le cinéma même, ont inspiré de nombreux écrivains, et parmi les plus grands, mais je ne vois pas beaucoup d’exemples de projets littéraires, je veux dire essentiellement littéraires, ayant pris pour objet la bande dessinée. Et puis, autre surprise, j’ai reçu le prix « de la biographie ». Or mon livre n’est pas exactement une biographie ; en tout cas elle ne l’est pas au sens traditionnel du terme. Même si, finalement, je donne beaucoup d’informations, en particulier sur cette part de la vie d’Hugo qui était consacrée au dessin. Mais il y a incontestablement beaucoup de différences entre une biographie de type classique et celle-ci : je ne m’efface pas, mes sensations sont au contraire le fil rouge du récit ; je refuse de séparer le réel de l’imaginaire et considère l’œuvre comme étant la « vraie vie » de l’artiste ; enfin je ne crois pas qu’il soit utile de tout raconter d’une existence, chronologiquement, scrupuleusement, année après année : il vaut beaucoup mieux, me semble-t-il, se concentrer sur un certain nombre de jours et d’événements qui me paraissent révélateurs, éclairants. L’essentiel, et au fond peut-être la seule chose qui importe vraiment lorsque l’on écrit, que ce soit une biographie ou une fiction, c’est que la personne (ou le personnage) soit là. Nous avons tous fait cette expérience assez étrange et plutôt désespérante qui consiste à lire de ces biographies qui se veulent « définitives », monumentales par le nombre de pages, l’abondance et la précision des informations, mais qui pourtant jamais ne donnent à sentir une présence : tout y est, sauf l’être lui-même. Sauf ce qui fait la vie, précisément. Quelques amis m’ont dit, après avoir lu mon livre : « On le sent, il est là. », et rien ne pouvait me faire plus plaisir. Et puis Hugo était l’être le plus libre que j’ai jamais rencontré, vraiment le plus libre, d’une liberté sidérante, déconcertante bien souvent. De sorte que je me suis fait la réflexion, immodestement peut-être, inconsciemment sûrement, qu’il était bien normal qu’un peu de cette liberté rejaillisse sur mon travail.

Comment vous êtes-vous rencontrés ?

À 15 ans, je voulais devenir dessinateur de bandes dessinées. J’avais lu les premiers Corto, j’étais fasciné, et j’essayais de les reproduire. C’était en 1972, je suis allé chez lui à Malamocco à Venise, avec mes essais de bande dessinée, pour avoir son avis. Il m’a dit qu’il n’y avait aucun problème avec la technique : « Si vous dessinez chaque jour, vous deviendrez dessinateur. Mais vous devez améliorer votre façon de raconter, vous devez apprendre à raconter simplement. Non parce que les lecteurs sont des imbéciles, mais parce que les éditeurs le sont. Du reste Monsieur est éditeur. » a-t-il ajouté en me désignant la personne qui était avec lui. Et tous les deux ont ri.

Vous êtes-vous revus depuis ce jour-là ?

Oui, mais de façon intermittente. Je n’étais pas un ami proche. Et puis je me suis éloigné de la bande dessinée. Mais avec Hugo le temps, le passage du temps, d’une certaine manière ne comptait pas. Je pouvais le revoir après deux ans, et de nouveau, instantanément, c’était comme à Malamocco vingt ans plus tôt.

Que vous a laissé l’amitié avec Hugo ?

Cette question, c’est au fond le point de départ de mon livre : je ne retrouve Hugo que lorsque je contemple ses dessins — mieux : son trait. Ce qu’il a laissé en moi est comme le sillage d’une musique, je regarde ses traits de la même façon que j’écoute une musique aimée, avec laquelle j’ai traversé les âges de ma vie. Hugo, à mes yeux, était tout entier contenu dans son trait, dans l’indicible beauté de son trait — que j’ai pourtant essayé de dire.

De Fabrizio Paladini